L'INFIGURABLE
par Jean-Louis Poitevin

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Les photographies de Lynne Cohen portent des titres qui nous renseignent bien peu sur ce qu'elles nous montrent. Ils indiquent en fait l'appartenance de chaque photographie à un type de lieu relevant de l’une ou de l’autre des séries courant à travers l'ouvrage No Man's Land, comme, entre autres, établissement thermal, laboratoire, salle de cours. Si chacun de ces noms désigne la fonction du lieu photographié, il ne nous dit rien d'autre, rien sur le pays ou la ville dans laquelle cet établissement se trouve, rien sur la date à laquelle la photographie a été prise, rien non plus sur une quelconque particularité de ce lieu.

Cette pauvreté en information des titres leur confère de facto une autre fonction, celle d’inciter le regardeur, pour reprendre le nom que donne Marcel Duchamp au spectateur, à s'interroger sur la pertinence de ces titres, c'est-à-dire sur les relations existant entre ce qui est montré et ce qui est signifié par le titre. En d'autres termes, ce que l'on voit peut correspondre à l'idée que l'on se fait de tel ou tel type de lieu, les titres formant alors un système de classement simple, mais si l'on regarde les images sans faire attention aux titres et que l'on cherche ensuite à savoir à quelle série telle ou telle photographie appartient, on est amené à constater que les lieux qui nous sont montrés ont un grand nombre de caractéristiques communes et qu'ils sont, d'une certaine manière, tous un peu semblables. On voit alors apparaître un monde de ressemblances formelles, se répondant dans une sorte de jeu infini d'échos.

Enfin, en nous donnant une indication aussi générale, les titres nous convient à interroger plus avant l'identité du lieu, mais seulement en imaginant ce qui pourrait s'y passer, car nous ne saurons rien de plus sur ce qui s'y passe réellement, même si nous nous attardons sur les éléments purement plastiques qui les composent et les considérons dans leurs caractéristiques esthétiques.

Par le seul jeu des titres, Lynne Cohen nous contraint donc à nous tenir à un étrange carrefour, là où les schèmes de l'ambivalence semblent pouvoir se muer en ceux de l'ambiguïté et réciproquement.

Ambivalents, les lieux que Lynne Choen photographie le sont en ce qu'ils représentent des lieux réels fonctionnels, mais qui, vidés de leur fonctionnalité à la fois par la manière dont ils sont photographiés et par le fait de devenir images, accèdent à une dimension plastique. Chaque lieu est à la fois, sociologiquement et esthétiquement parlant, intéressant. La coexistence de ces deux qualités le rend indéniablement ambivalent.

D'un autre côté, une fois faite l'identification rassurante promise par le titre, on se trouve face à une photographie qui nous montre un lieu dont on ne sait pas vraiment à quoi il sert et qui n'est pas plus que d'autres digne d'être présenté. Nous n'apprenons rien de précis sur sa fonction réelle, et nous ne pouvons pas dire non plus qu'il dispose de qualités plastiques absolument indéniables. Le statut du lieu que la photographie nous montre est pour le moins ambigu.

Ce point en lequel se croisent ambiguïté et ambivalence, nous l'appellerons l'infigurable.

Entre ces deux ouvrages, Occupied Territory et No Man's Land, les photographies de Lynne Cohen connaissent une véritable mue. Pour mieux comprendre ce qui a eu lieu, il faut essayer dans un premier temps d’analyser les raisons qui ont conduit l’artiste à inclure certaines images du premier album dans le second.

Ce que traquait Lynne Cohen relevait de deux mondes distincts mais qui étaient en partie mêlés, comme deux plaques qui se superposaient, deux univers imbriqués l'un dans l'autre, recouverts l'un par l'autre, l'un étant plus visible, prenant plus de place que l'autre. C'est justement celui qui n'avait pas encore atteint le stade de la maturité qui s'est comme lentement dégagé et qui maintenant est devenu visible .

Des photographies montrant avec un humour froid mais vibrant des lieux d’où émanait une atmosphère kitsch, on est passé à des photographies de lieux que l'on pourrait qualifier de hard, tant par les sujets qu'ils représentent que par la matérialité même de l'image.

En fait, les photographies de Lynne Cohen ont évolué sur trois plans à la fois : le choix des lieux photographiés, le rapport au corps qu’ils produisent et la matérialité même de l'image.

Les lieux photographiés dans Occupied Territory étaient pour l'essentiel des lieux familiers, du moins des types de lieux dans lesquels chacun pouvait un jour l'autre se trouver : salon de coiffure ou entrée de bureau, salle de danse ou vestibule de banque, salle de classe ou club. Ce qui les rendait intéressant était leur singularité , l'excentricité de certains aspects de leur décoration, la radicalité de leur agencement.

Lieux communs au sens strict, même si plus ou moins privés, ils portaient en eux une sorte d'ambivalence fondamentale tant les signes qui les définissaient dans leur fonction étaient outrés. Photographiés, ils accédaient à une dimension supplémentaire, quasi-sublime, liée à l'exagération ou à l'intensification de certains signes, et atteignaient ainsi une perfection seconde. L'humour implicite de ces lieux, la photographie le révélait comme elle révélait d’eux tous les autres aspects.

Ambigus, ces lieux ne l’étaient guère dans la mesure où leur fonction ne devenait plus floue qu'à cause de cette intensification de la signification due à l'usage singulier de certains signes. Ceux-ci se retournaient en quelque sorte contre eux-mêmes, donnant à ces lieux une dimension onirique qui ne pouvait longtemps masquer l'involontaire dimension ironique dont ils étaient porteurs. Les photographies qui se trouvaient dans Occupied Territory et qui sont reprises dans
No Man's Land, relevaient donc déjà d'une autre problématique. Lieux le plus souvent inaccessibles au public, lieux interdits, dans lesquels on ne peut pénétrer sans autorisation et où donc il est probablement interdit aussi de photographier ce qui s'y passe, ces lieux sont porteurs de mystère. À l'ambivalence générale qui définit les photographies de Lynne Cohen répondait déjà une forme d'ambiguïté que les nouvelles photographies rendent palpable. Ne se départant pas de leur dimension onirique et ironique, ces photographies rendent sensible une dimension nouvelle, celle de l'infigurable.

Les lieux que l'on peut découvrir dans No Man's Land présentent ceci de différent de ceux montrés dans Occupied Territory, que l'on ne peut imaginer ce que l'on y ferait soi-même sinon devenir, comme toutes les photographies le suggèrent, l'objet d'une expérience, qui de plus, est probablement dangereuse. À l'humour potentiel qui conduisait à me demander comment je pourrais réagir si je me trouvais là, dans un de ces salons si singuliers, répond aujourd'hui une quasi-angoisse. En effet, comme personne, individu, sujet, je n'ai, me trouvant dans l'un ou l'autre de ces lieux, pas d'autre statut possible que celui d'objet, objet d’une expérience dont j’ignore tout et qui pourra se faire directement sur mon propre corps ou qui, s’effectuant sur l'un ou l'autre de ces simulacres que sont les mannequins, le concernera de toute façon.

Là où les photographies d'Occupied Territory nous mettaient aux prises avec des formes singulières issues de notre imaginaire, celles de No Man's Land nous obligent à remettre en question des zones non visibles de la réalité dans laquelle nous vivons, dont nous ignorons tout et où pourtant ont lieu des expériences qui nous concernent au premier chef.

Les types de lieux que choisit Cohen ont donc radicalement changé. Disons que ce qui relevait encore d'une interrogation secondaire dans Occupied Territory est devenu une interrogation primordiale dans No Man's Land.

Ces lieux sont donc, comme les titres l'indiquent, des endroits dans lesquels on fait des expériences et la plupart d'entre elles concernent le corps. En effet, on se trouve dans des lieux où l'on fabrique des mannequins, dans des lieux où des mannequins servent à des expériences de toutes sortes, dans des lieux où l'on fait des expériences concernant le corps animal ou humain, dans des lieux où des corps réels tentent des expériences qui concernent elles aussi dans leurs applications possibles d'autres corps, ou enfin dans des lieux où le corps individuel est appelé à subir des traitements adaptés à ses maux.

Salle de soins, salle de tir, usine ou salle où s’effectuent des expériences à caractère militaire, on se trouve donc dans un monde lié à la violence et au danger, à la maladie ou à la mort, mais où danger, violence et mort ne sont montrés que de manière allusive, ou si l'on veut métaphorique. Ce sont aussi des lieux dans lesquels, finalement, on fait semblant de faire semblant. On accomplit l'expérience par le simulacre, mais ce sont toujours les effets réels de la mise en œuvre de cette violence dans la réalité que l'on cherche à connaître, à anticiper ou à maîtriser.

Si la tonalité générale d'Occupied Territory était celle du witz, du trait d'humour qui nous donnait à voir des trouvailles venant déchirer le ciel couvert de nos évidences bornées, la tonalité générale de No Man's Land est plutôt celle de l'ironie. L'ironie est une opération de la pensée qui déplace ce qui se joue dans un certain espace vers une autre scène, rendant ainsi possible une forme différente de classement des expériences et des éléments en jeu. Si ces photographies de Lynne Cohen relèvent donc plutôt de l'ironie, c'est qu'elles mettent en scène une manière de faire semblant qui conduit immanquablement à révéler l'existence d'un abîme entre les violences simulées, leurs effets imaginés et leur réalité. C'est cet abîme qui constitue le véritable danger, c'est cet abîme qui est la source de la violence réelle, c'est contre lui que chacun se rebelle de toutes ses forces et c'est face à lui que les photographies de Lynne Cohen nous placent. Cet abîme, nous le nommions plus haut l'infigurable.

L'autre changement important dans le travail de Lynne Cohen concerne le corps, son statut, sa place, sa fonction. En effet, chacune de ces photographies nous confronte avec une situation dans laquelle le corps est en jeu, il nous est impossible de dire ce qui vraiment lui arrive ou pourrait vraiment lui arriver dans ce lieu. On peut chercher à le deviner en s'interrogeant sur le type de lieux le plus connu, même si peu d'entre nous y ont jamais pénétré, la salle de tir de la police. Là, des mannequins servent de cible et permettent à des policiers de s'exercer non seulement à bien tirer, mais à bien identifier leur cible pour éviter de commettre d'irréparables erreurs quand ils auront à agir dans la réalité. Dans ce cas, on sait en gros ce qui se passe vraiment dans le lieu que l'on nous montre. Dans les autres, par contre, le mystère règne et il règne encore même après que l'on a lu le titre.
Ces photographies nous mettent face à quelque chose qui ne peut ni vraiment se raconter, ni vraiment se montrer, ni être représenté, quelque chose qui se trouve précisément au point de croisement entre ambiguïté et ambivalence, là où la dimension fictive du réel ne recouvre pas totalement la dimension réelle de la fiction, mais au contraire dévoile la puissance d'attraction ou de répulsion d'un certain type de vide dont l'absence de corps humain vivant dans ces images constitue le paradigme le plus cinglant.

Le corps est objet de toutes les attentions mais d'attentions qui peuvent se retourner contre lui dans la réalité. Si la présence d’une absence s'incarne souvent dans un objet fétiche, là, dans ces photographies de Lynne Cohen, elle « est » le corps. Absent, il est présent par son absence même et présent, il l'est sous forme de simulacres et est donc doublement absent. En d'autres termes, le corps, ici, accède à la dimension de l'infigurable. Présent par son absence au cœur de la représentation, il en est l'enjeu même. Puisque figuré partout à travers ses simulacres, il n'est pas comme tel infigurable, mais étant figuré par son absence et comme absence, il accède ainsi, en le révélant, à l'infigurable.

Menées pour mieux permettre de le protéger dans la réalité, ces expériences ont recours à des simulacres de corps. C'est donc comme entité virtuelle qu'il nous est ici donné. Le virtuel, ici, est le champ dans lequel le semblant se redouble comme semblant dans l'attente de redevenir ou de repasser dans le réel et qui, dans ce redoublement même, découvre l'existence d'une puissance d’effectuation particulière. Le virtuel est en effet la dimension dans laquelle le corps est objet d'expériences qui peuvent ou bien ont pour but de lui conférer une nouvelle puissance comme sujet. Dans ce sens, le virtuel n'est autre que la représentation perçue comme champ et en tant qu'elle est traversée par des forces potentiellement actualisables.

Les photographies de Lynne Cohen ont une manière bien particulière de mettre en œuvre ce redoublement et de faire du virtuel qu'elles dévoilent le double réel de la représentation en tant que telle, c'est-à-dire de l'infigurable. Si tout ce qui apparaît dans le champ de la représentation vient interdire l'accès à l'infigurable, c'est en jouant indéfiniment sur cette absence d'êtres humains vivants dans ses photographies que Lynne Cohen, suivant en cela l'une de ses intuitions premières les plus riches et les plus radicales, réussit à le rendre perceptible. En effet, chaque élément qui paraît dans le cadre, dans la mesure où il ne parle finalement que de l'homme, nous contraint à accomplir ce travail qui pour Duchamp constituait la particularité devenue consciente de l'art contemporain, à savoir que ce sont les regardeurs qui font les tableaux. On peut dire que Lynne Cohen plus que d'autres, contraint le regardeur à faire la photographie, en ce sens qu'elle le contraint soit à accepter l'ambiguïté en se satisfaisant de l'ambivalence affichée, soit à tenter de sortir de ce piège en faisant face au vide. Signant sa présence virtuelle mais agissante à travers l'absence d'êtres humains vivants, l'infigurable nous fait face. Il nous est ici présenté comme une sorte de « vide d’hommes » dans des lieux pourtant « pleins de l’homme ». Presque sans y toucher, Lynne Cohen nous conduit donc à nous interroger sur le virtuel, ce mode actuel de présence-absence qui semble sauter au-delà du fétiche pour nous conduire à la confrontation avec la puissance plastique du vide.

Le troisième aspect qui distingue ces photographies récentes des plus anciennes tient à la présence massive d'éléments visuels qui sont comme des incarnations d'œuvres ou de fragments d'œuvres de type minimal ou conceptuel. Ce monde de l'expérimentation, ce monde caché où ont lieu des expériences sur lesquelles on ne sait rien, ce monde de la simulation, ce réel dans lequel règne le virtuel, ce monde produit des formes qui semblent des simulacres d'œuvres d'art. Ces simulacres d’œuvres d’art ne sont pas simulacres de n'importe quel type d'œuvres puisqu'il s'agit d'œuvres qui interrogent la fonction réelle de ces êtres virtuels que sont les mots et les images, les relations qu'ils entretiennent entre eux et donc la fonction et le statut de la représentation dans notre culture et notre civilisation.

À propos de l'œuvre de Joseph Kossuth, Glass One And Three, Ghislain Mollet-Viéville écrit que : « trois modes de réalisation ou de re-présentation se trouvent ainsi confrontés :

- l'objet lui-même est défini par un système de référence tridimensionnelle ;
- la photo de l'objet est la représentation iconique bidimensionnelle ;
- la définition de l'objet est la représentation linguistique.

Devant cet ensemble, le spectateur hésite entre sa perception esthétique et sa perception utilitaire. » (Art minimal et conceptuel, Genève, éditions SKIRA, 1995, p. 72).

Les œuvres de Lynne Cohen nous font faire un pas de plus dans cette interrogation. Elles nous conduisent au cœur de la machinerie du doute dont elles nous dévoilent, autant que faire se peut, le secret. Ce secret est à la fois la chose la mieux partagée du monde et la plus indicible. Ce secret n'est un secret que parce qu'il est tout simplement incommunicable. Objet infigurable de l'expérience humaine, il est en fait le nœud gordien où se croisent les diverses lignes de force qui peuvent permettre à chacun de passer du statut d'objet d'expérience à celui de sujet. Il ne s’agit plus du sujet de l'histoire mais du sujet en acte, celui qui ne cesse de se subjectiver, c'est-à-dire celui qui ose affronter, ou disons réussit à ne pas occulter dans la multitude de ses expériences, celle indicible et pourtant essentielle de la confrontation avec le vide, avec cet infigurable qui hante la représentation et qui est au cœur du virtuel comme son noyau fondamental. On peut même dire que, d'une certaine manière, l’homme en tant qu'homme « est » cet infigurable.

L’infigurable est à la fois au cœur de chacun mais inaccessible et tout autour de chacun, mais insaisissable. Ce que montrent les photographies de Lynne Cohen, c'est que ce miroir vide des passions absentées est le lieu où le réel transformé en semblant et cherchant sa vérité dans l'outrance du semblant, se découvre comme habité par le virtuel, ce théâtre sans fond où le vide est partout et l'infigurable nulle part. Elles exhibent dans leur nudité cet impossible qui est de la représentation le secret, secret de Polichinelle si bien partagé qu'il conduit à occulter ce fait que la puissance plastique célébrée par toute représentation trouve en l'infigurable la source sans laquelle elle ne saurait exister.